L’opinion des Allemands sur une nouvelle Shoah

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Foto Twitter, @Infozentrale
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Au début des années 1990, j’avais interviewé à Francfort, un membre du bureau de l’une des banques de premier plan en Allemagne. Cette conversation se déroulait dans le cadre de ma préparation pour un livre sur le potentiel politique et économique futur de l’Italie, que je co-rédigeais. J’en étais venu à débattre  des changements en Allemagne, après la réunification des années 1990. L’intérêt de mon interviewé pour notre conversation s’est  élevé d’un cran quand il s’est aperçu que j’étais Israélien. 

Par Manfred Gerstenfeld

Il estimait qu’une autre Shoah pourrait bien survenir. Il disait qu’il y avait vraiment trop peu de choses qui avaient changé en Allemagne. A cette époque, j’ai ensé que c’était une remarque étrange. Pourtant, la récente étude du Congrès Juif Mondial (WJC) sur l’Allemagne a démontré que cette opinion est largement partagée dans le pays. Le sondage prouvait que 25% des Allemands croient qu’une autre Shoah pourrait se produire. Ce pourcentage représente environ 18 millions de citoyens – puisque 71 millions d’Allemands ont plus de 18 ans, l’âge limite pour participer à ce sondage.  Une autre frange de 24% n’en était pas sûre. Cela ne laisse que 51% pour croire qu’une autre Shoah ne pourrait pas advenir en Allemagne.

L’étude majeure du CJM, dans laquelle 81 questions ont été posées, est essentiellement citée pour les données qu’elle apporte sur l’antisémitisme. Pourtant, on peut en tirer bien plus. Les données quantitatives, conjuguées à des informations qualitatives déjà existantes, nous permettent de tirer des conclusions plus concrètes qu’auparavant.

Il y a encore plus d’Allemands, soit 38%, qui pensent qu’il est possible que quelque chose d’équivalent à la Shoah puisse se produire à l’avenir, dans d’autres pays européens. C’est un chiffre supérieur aux 33% qui pensent que cela ne peut pas se produire. 39% ont déclaré ne pas en être sûrs.

Près de 6 millions d’Allemands pensent que les gens devraient être autorisés à employer des slogans et des symboles nazis dans l’Allemagne d’aujourd’hui. 11%, -soit 8 autres millions- n’en sont pas sûrs. Les 54 autres millions disent que ce ne devrait pas être permis. Encore plus de gens, près de 8 millions, soit 11%- pensent qu’il est acceptable qu’un individu ait des opinions néo-nazies. 8 autres millions n’en sont pas certains. On peut en conclure que la “libre parole sans entrave” réclamée par les radicaux rendrait possible le développement d’un discours de haine anti-juive et anti-israélienne encore plus substantiel, dans un pays hanté par un passé aussi horrible que celui de l’Allemagne.

De temps en temps, des néo-nazis défilent à travers les villes d’Allemagne. Ces défilés obtiennent très fréquemment des autorisations. En octobre 2019, de tels manifestants ont défilé chaque lundi à Dortmund. La plus haute chambre administrative de Münster a décidé que les marcheurs avaient l’autorisation légale de faire usage du slogan : “Plus jamais, jamais, jamais Israël”. Le Tribunal a même prétendu que cela ne constituait pas de “l’incitation”. La police avait interdit ce slogan. Les néo-Nazis ont alors fait appel devant la Cour et ont emporté le procès aussi bien lors de la première que de la deuxième instance.

Après le massacre raté de Yom Kippour, cette année, à la synagogue de Halle, le gouvernement allemand a décidé que, dorénavant, tous les sites Web et réseaux sociaux devaient informer les services de sécurité et la police sur les contenus de haine. Pourtant, on se demande comment le gouvernement allemand va s’y prendre pour contrôler les sites internet allemands en langue arabe et turque.

Les données ci-dessus nous aident aussi à comprendre le potentiel électoral de la branche ethnique extrémiste de l’AfD de droite populiste. On dit de cette faction qu’elle reste plus petite que le courant principal du parti, plus modéré. Durant les élections d’Octobre, dans l’Etat est-allemand de Thuringe, l’AfD est devenu le second parti avec 23, 4% des scrutins. Son leader dans ce land Bjorn Höcke, est la personnalité la plus réputée de la branche ethnique du parti. Le parti le plus important au cours de cette élection était le parti d’extrême-gauche Linke, avec 31%. Ainsi, ces deux partis extrémistes ont conjointement plus de sièges que tous les partis des courants politiques principaux réunis au parlement de l’Etat.

On peut mentionner ici que quelques aspects de l’étude majeure du CJM. En l’analysant, on peut mettre en lumière plusieurs des réalités problématiques de l’Allemagne contemporaine. Il y a, effectivement, des dizaines de milliers d’Allemands en faveur d’un Etat démocratique qui fonctionnerait correctement. Pourtant, il reste encore plusieurs millions qui n’ont rien appris ou très peu, de l’expérience de la Shoah.

L’étude demande : d’où tirez-vous l’essentiel de vos informations à propos des Juifs? La source dominante était la télévision avec 32%, suivie d’Internet avec 16%, et les journaux avec 12%. Il n’y a guère de raison valable de supposer que les chiffres seraient très différents, concernant Israël proprement dit. Une étude de 2015, émanant de la fondation Bertelsmann, révélait que 41% -soit près de 30 millions de personnes, en chiffres extrapolés – pensent que “Israël agit envers les Palestiniens commeles Nazis avaientagi envers les Juifs“.

Il est raisonnable de supposer que cette opinion est fondamentalement généré par l’humeur qui circule dans les médias du pays. La télévision allemande est principalement détenue par le secteur public. Pour combattre l’antisionisme rampant dans le pays, on devrait entreprendre une étude en profondeur des programmes de la télévision allemande consacrés à Israël. On peut supposer que beaucoup de ses journalistes sont des libéraux de gauche, un segment de de la société où on trouve beaucoup de ceux qui diabolisent Israël.

Il y plusieurs raisons importantes pour expliquer que l’Allemagne est en pleine mutation. La récession économique en est une cause majeure. Le grand déclin des deux principaux partis qui ont dirigé le pays depuis ses premières élections d’après-guerre, les Démocrates Chrétiens (CDU) et les Socialistes (SPD), en est une autre bonne raison. Leurs pourcentages combinés du soutien qu’ils reçoivent dans les derniers sondages, n’est que d’environ 40%. Ce déclin est entièrement lié aux politiques d’immigration bien trop libérales des gouvernements CDU- SPD depuis 2015. 

En 2017, la BBC a interviewé Niklas Frank, le fils de Hans Frank, qui était gouverneur-général de Pologne entre 1939 et 1945. Ce dernier a été convaincu de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, lors des procès de Nuremberg et exécuté en 1946. Le fils méprise son père. Il a déclaré, à propos de l’Allemagne contemporaine : “Ne nous croyez pas!”. Les découvertes de l’enquête du CJM semble appuyer cette évaluation.

Dr. Manfred Gerstenfeld a présidé pendant 12 ans le Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem (2000-2012). Il a publié plus de 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme. Adaptation: Marc Brzustowski. Première publication par Jforum.fr